On est en 1976, j'ai 15 ans. Rapatriés d'urgence de Djibouti, ma mère, mes jeunes soeurs et moi avons été logés en HLM.

C'est la première fois de ma vie que je me trouve dans une cité HLM.

Ma grande soeur, jeune mariée et jeune maman, est hospitalisée et j'ai pour mission de prendre soin de son chat, une magnifique féline noire que j'adore, répondant au nom de Crazy.

Ce jour-là, je sors donc de notre appartement pour me rendre chez ma soeur afin de m'occuper de Crazy.

En bas de l'immeuble, un groupe de garçons plus ou moins de mon âge, assis sur les marches de l'escalier. L'un d'eux m'apostrophe:

- Salut toi !

Je réponds :

- Salut !

- T'es nouvelle ici ? On t'a jamais vue avant.

- Oui, je suis nouvelle.

- Tu t'appelles comment ? T'as quel âge ? Tu viens d'où ?

- Je m'appelle Helena. J'ai 15 ans. Je viens de Djibouti mais avant j'habitais déjà en France. Mon père est légionnaire, il est resté à Djibouti. Moi j'ai été rapatriée en urgence avec ma mère, mon frère et mes petites soeurs, parce que c'est la guerre là-bas et que ma mère est enceinte.

- Ah OK ! Et tu vas où, là ?

- Je vais chez ma grande soeur. Elle est hospitalisée et je dois prendre soin de sa chatte.

Ils ricanent, mais je ne comprends pas pourquoi et n'y prête pas attention.

Ensuite, ils se mettent tous à me poser des questions auxquelles je réponds poliment, avec la naïveté caractéristique des autistes. Ce n'est que longtemps plus tard que j'ai compris le comique de la situation.

- Ah, bien, bien... Tu prends soin de la chatte de ta soeur... Et tu aimes ça ?

- Oh oui ! J'aime beaucoup la chatte de ma soeur et j'adore m'occupper d'elle !

- Elle est comment, la chatte de ta soeur ?

- Elle est noire. Et très jolie !

- Elle a le poil doux, la chatte de ta soeur ?

- Oh oui ! Elle a des poils très doux, très brillants, très soyeux !

- Et tu aimes la caresser, la chatte de ta soeur ?

- Ouiii ! J'adore ça ! Et elle aussi elle adore que je la caresse !

- Elle a l'air sympa, la chatte de ta soeur !

- Oui, elle est sympa. Mais des fois elle fait la folle. C'est pour ça que ma soeur et son mari l'ont appelée Crazy.

- Ah bon. Ta soeur est mariée. Et son mari aussi, il aime sa chatte ?

- Oui, lui aussi il l'adore. Il la caresse tout le temps et il joue beaucoup avec elle.

- Eh ben, elle a l'air géniale, la chatte de ta soeur ! On pourrait la voir un jour ?

- Ben, je ne sais pas si ma soeur accepterait de vous montrer sa chatte, mais je lui demanderai.

- Oh oui ! Tu promets que tu demanderas à ta soeur si elle veut bien nous montrer sa chatte ?

- Promis ! Je lui demanderai.

- Super ! J'espère qu'elle dira oui ! J'aimerais beaucoup voir sa chatte et la caresser !

- Ma soeur est sympa, je suis sûre qu'elle dira oui.

- Cool ! Et alors, tu as dit que la chatte de ta soeur avait le poil noir et soyeux... Ils sont longs ses poils ?

- Oui, c'est une chatte à poils longs.

- C'est super ! Et tu en prends bien soin des poils de la chatte de ta soeur ?

- Oh oui ! Je les brosse tous les jours, très méticuleusement.

- T'en as chance chance !

- Oui, j'ai de la chance. Bon, maintenant j'y vais. Salut !

- Salut Helena ! A la prochaine ! Et surtout prends bien soin de la chatte de ta soeur !

Je venais de faire la connaissance d'une partie de la bande de jeunes de la cité où j'allais passer une année de ma tendre jeunesse d'autiste.

Je n'avais pas remarqué qu'ils se moquaient de moi car ils ont feint un sérieux parfait et ont pris garde de me donner l'impression de s'intéresser réellement à l'animal.

Et moi j'étais totalement incapable de détecter la tournure polissonne de cette conversation. Je suppose qu'ils ont tous eu beaucoup de mal à retenir un fou-rire et qu'ils ont explosé de rire après que je me sois éloignée :D

Quoi qu'il en soit, après ce premier contact fort insolite, j'ai été admise dans la bande de loubards dont faisaient partie ces quatre ou cinq garçons, et j'ai passé auprès d'eux la plus merveilleuse année de mon existence d'alors.

Ils étaient extrêmement gentils et protecteurs envers moi. Le chef de la bande est même devenu en quelque sorte mon garde du corps. C'était un "grand" de 18 ans, il veillait sur moi et m'a même sauvé la vie plusieurs fois, notamment lorsque des mauvais garçons d'une bande adverse m'agressaient physiquement et/ou tentaient de me violer. Car, évidemment, ma naïveté, ma crédulité et ma vulnérabilité sautaient aux yeux et m'avaient fait repérer comme une proie idéale par les garçons mal intentionnés. J'ai eu beaucoup de chance d'être tombée sur cette cité-là et d'avoir été "adoptée" par cette bande. Ils étaient adorables mes anges noirs.

Chaque fois que je repense à la première conversation que j'ai eue avec eux, je ris toute seule. Mais surtout, je leur suis, encore aujourd'hui, infiniment reconnaissante de ne pas avoir profité de mon handicap et, d'au contraire, m'avoir prise sous leurs ailes.

Premier contact

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